/ ACTUALITE TRANSPORT / EXONÉRATION DU TRANSPORTEUR AÉRIEN : le déversement de l’essence entraînant la fermeture d’une piste est une « circonstance extraordinaire » exonérant le transporteur de sa responsabilité à l’égard des passagers

EXONÉRATION DU TRANSPORTEUR AÉRIEN : le déversement de l’essence entraînant la fermeture d’une piste est une « circonstance extraordinaire » exonérant le transporteur de sa responsabilité à l’égard des passagers

Affaire : C‑159/18 (M. Moens / Ryanair), 29 juin 2019

« L’article 5, paragraphe 3, du règlement (CE) no 261/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 11 février 2004, établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) no 295/91, lu à la lumière des considérants 14 et 15 de celui-ci, doit être interprété en ce sens que la présence d’essence sur une piste d’un aéroport ayant entraîné la fermeture de celle-ci, et, par voie de conséquence, le retard important d’un vol au départ ou à destination de cet aéroport, relève de la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de cette disposition, lorsque l’essence en cause ne provient pas d’un aéronef du transporteur ayant effectué ce vol.

 L’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, lu à la lumière des considérants 14 et 15 de celui-ci, doit être interprété en ce sens que la présence d’essence sur une piste d’un aéroport ayant entraîné la fermeture de celle-ci, dont le caractère de « circonstance extraordinaire » est établi, doit être considérée comme une circonstance qui n’aurait pas pu être évitée même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises au sens de cette disposition ».

La CJUE vient de rendre une décision importante sur la question épineuse d’exonération du transporteur aérien en raison des « circonstances extraordinaires » au sens de l’article 5-3 du Règlement (CE) no 261/2004 du 11 février 2004 relatifs aux droits des passagers aériens.
Dans cette affaire, M. Moens a effectué, auprès de Ryanair, une réservation pour un vol au départ de Trévise (Italie) et à destination de Charleroi (Belgique).

Ce vol a été effectué le 21 décembre 2015 avec un retard à l’arrivée de 4 heures et vingt-trois minutes, ce retard trouvant son origine dans la présence d’essence sur une piste de l’aéroport de Trévise entraînant la fermeture de ladite piste pour une durée de plus 2 heures et le report du décollage de l’avion opérant le vol en cause. En raison de ce retard de plus de trois heures, M. Moens a demandé à Ryanair le paiement de l’indemnisation de 250 euros prévue à l’article 5, paragraphe 1, sous c), du Règlement. Face au refus de sa demande d’indemnisation opposé par Ryanair au motif que le retard important du vol était dû à une « circonstance extraordinaire », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du Règlement précité, le passager a saisi le juge de paix du troisième canton de Charleroi (Belgique) aux fins d’obtenir la réparation de son préjudice.
Les juges belges ont donc saisi la CJUE d’une question préjudicielle, à savoir si la fermeture d’une piste en raison de la présence d’essence constitue ou non la circonstance extraordinaire pour le transporteur aérien.

A travers sa jurisprudence antérieure sur la notion de circonstances extraordinaires, la CJUE   ne cesse de rappeler que la qualification de « circonstances extraordinaires » est subordonnée à deux conditions cumulatives :

–          L’évènement dommageable ne doit pas par sa nature ou sa cause être inhérents à l’exercice normal à l’activité du transporteur aérien concerné ;
 
–          L’évènement doit échapper à la maîtrise effective du transporteur aérien. 

Notons que la jurisprudence de la CJUE en la matière a toujours été très protectrices des passagers en ce qu’elle restreignait au maximum le contenu de la notion de circonstances extraordinaires :

–          CJUE, 22 déc. 2008, aff. C-549/07 :  les problèmes techniques survenus lors de l’entretien des aéronefs ou dus aux défauts d’entretien ne se qualifiaient pas en circonstances extraordinaires.

–          CJUE, ord., 14 nov. 2014, aff. C-394/14, Siewert c/ Condor Flugdienst GmbH : choc d’un escalier mobile d’embarquement contre l’avion n’est pas une circonstance extraordinaire au sens de l’article 5 du règlement 261/2004 car un avion est par définition inhérent à l’activité du transporteur aérien, d’où la prévisibilité et « surmontabilité » d’un tel choc.  

–          CJUE, arrêt  “Corina van der Lans c/ Koninklijke Luchtvaart Maatschappij” du 17 sept. 2015, aff. C-257/14 : il s’agissait d’un important retard à l’arrivée (plus de 25 heures). Le transporteur aérien a rencontré des problèmes techniques inattendus et invoquait pour sa défense la défectuosité inopinée des pièces. Sans surprise, la CJUE déboute le transporteur visant à se et rappelle que l’article 5 du règlement 261/2004, inhérent aux circonstances extraordinaires, est d’une interprétation stricte. Pour la Cour, un problème technique même survenu inopinément et même non imputable à un entretien défectueux ne relève pas de la notion de « circonstances extraordinaires » ;

–          CJUE, 17 avril 2018, aff. C-195/17, Krüsemann e.a. : une « grève sauvage » du personnel à la suite de l’annonce d’une restructuration par le transporteur aérien ne constitue pas une « circonstance extraordinaire » permettant à celui-ci de se libérer de son obligation d’indemnisation en cas d’annulation ou de retard important de vol.

En revanche, la CJUE et la Cour de cassation ont également rendu un certain nombre d’arrêts favorables aux transporteurs aériens qu’il convient de rappeler.

–          CJUE 31 janv. 2013, aff. C-12/11, Mc Donagh c/ Ryanair Ltd : la fermeture d’une partie de l’espace aérien européen à la suite de l’éruption du volcan Eyjafjallajökull (évènement naturelle échappant totalement à la volonté du transporteur aérien) était considérée comme une « circonstances extraordinaires » au sens du règlement n° 261/2004 ;

–          CJUE, 4 mai 2017 dans l’affaire C-315/15 Marcela Pešková et Jirí Pešká/Travel Service a.s. A l’atterrissage à Brno, l’avion est entré en collision avec un oiseau.  A la suite de plusieurs contrôles entrepris par précaution, l’aéronef arrive à sa destination finale avec un retard de 5 h 20. Saisie d’une question préjudicielle, la CJUE considère que « la collision entre un aéronef et un volatile ainsi que l’éventuel endommagement provoqué par cette collision […] ne sont pas, par leur nature ou origine, inhérents à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné et échappent à sa maîtrise effective ». La CJUE rappelle dans cette décision que le transporteur aérien doit entreprendre tous les efforts raisonnables d’un point de vue économique pour éviter l’annulation ou le retard d’un vol.
 
–          Cour de cassation, 12 septembre 2018 (17-11.361) : constitue une circonstance extraordinaire, au sens de l’article 5, § 3, du règlement (CE) n° 261/2004 du 11 février 2004, de nature à exonérer le transporteur du paiement de l’indemnisation prévue à l’article 7, le fait pour un avion d’être foudroyé. En validant le raisonnement des juges du fond, la Cour de cassation rappelle la jurisprudence  Peskova et Peska du 4 mai 2017 de la CJUE («  même en mettant en œuvre tous les moyens en personnel ou en matériel et les moyens financiers dont il disposait, il n’aurait manifestement pas pu, sauf à consentir des sacrifices insupportables au regard des capacités de son entreprise au moment pertinent, éviter que les circonstances extraordinaires auxquelles il était confronté ne conduisent à l’annulation du vol ou à un retard de ce vol égal ou supérieur à trois heures à l’arrivée (arrêt Pešková et Peška) » ;

Dans l’arrêt soumis à ce commentaire (C‑159/18 « M. Moens / Ryanair », 29 juin 2019), les juges européens ont rappelé que la « circonstance extraordinaire » doit être considérée comme telle si l’événement dommageable n’aurait pas pu être évité, même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises par le transporteur au sens de cette disposition.

L’arrêt s’appuie sur sa propre jurisprudence de principe en la matière (arrêt du 4 mai 2017, Pešková et Peška, C‑315/15, EU:C:2017:342, point 30) pour retenir  que seules doivent être prises en considération les mesures pouvant effectivement incomber au transporteur, à l’exclusion de celles relevant de la compétence de tiers, tels que, notamment, les gestionnaires d’aéroport ou les contrôleurs aériens compétents (arrêt du 4 mai 2017, Pešková et Peška, C‑315/15, EU:C:2017:342, point 43).
Dans cette affaire de « le déversement de l’essence », le transporteur aérien était confronté à une décision des autorités aéroportuaires de fermer une piste de décollage d’un aéroport et ne pouvait donc que se conformer à celle-ci et attendre la décision de fin d’immobilisation ou toute mesure alternative.

Dès lors, le transporteur aérien ne disposait pas de la faculté de prendre d’éventuelles « mesures raisonnables » afin d’éviter la circonstance extraordinaire en cause, ce que la Cour a mis en évidence dans sa motivation.

La Cour a donc implicitement estimé que la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de ladite disposition, implique que l’essence déversée ne doit pas provenir physiquement d’un aéronef du transporteur en question car, dans cette hypothèse, la cause du retard soit nécessairement inhérente au transporteur lui-même, ce qui est incompatible avec le caractère « extraordinaire » de cette exonération qui doit rester exceptionnelle, c’est-à-dire, extérieure au transporteur et ne dépendant pas de sa volonté.

La décision mérite d’être approuvée dans la mesure où, dans cette affaire, le transporteur aérien n’avait strictement aucune possibilité matérielle de s’opposer à la décision de fermeture de la piste.

Bien entendu, la solution de la Cour aurait été différente si la fuite, et partant, l’immobilisation de la piste, avaient été causées par l’aéronef du transporteur en question.
Pour rappel, même en présence de circonstances extraordinaires, la compagnie aérienne n’était pas déliée de son obligation de prise en charge des passagers aériens (repas, rafraîchissements, etc.) : CJUE, 3e ch., 31 janv. 2013, aff. C-12/11, McDonagh c/ Ryanair Ltd.